Les tragiques journées de Shanghai
Shanghai, 31 janvier 1932
La folie asiatique vient de toucher Shanghai. La guerre est dans les rues. Depuis cinq mois, les Japonais combattent les Chinois sur le territoire chinois et, diplomatiquement, les deux pays sont toujours en règle. Ainsi va l’Extrême-Orient. Mais l’heure n’est pas aux considérations. Shanghai, monstre international, est attaqué ; arrivons aux faits.
Pour répondre à l’action du Japon en Mandchourie, la Chine, je ne dis pas le gouvernement chinois, car seul Bouddha sait où il est, la Chine avait eu quelques idées. La grande idée de Shanghai fut le boycottage des marchandises japonaises. Les Chinois qui, toujours, se sont passés de tout pouvaient, en effet, à la rigueur se passer aussi, pendant quelque temps, des produits si bien présentés des manufactures japonaises. Le Japon, serré dans ses îles, étouffant sous son propre poids, n’envisagea pas sans émoi la clôture même momentanée du marché le plus vaste du monde. La riposte chinoise avait touché juste. Vainqueurs en Mandchourie, vainqueurs à Tien-Tsin, les Japonais vinrent à Shanghai pour être de nouveau vainqueurs. Et c’est là que commence notre histoire.
Shanghai, ville américaine, anglaise, française, italienne, russe, allemande, japonaise et, tout de même, un peu chinoise, est un phénomène sans pareil au monde. Un imagier, pour la faire comprendre, devrait la représenter en déesse à vingt têtes et cent quarante-quatre bras, les yeux avides, et les doigts palpant des dollars. C’est là que les Chinois inébranlables et patients surveillaient les achats de leurs compatriotes. Qui achetait ou vendait de la camelote japonaise était aussitôt conduit dans un étroit chemin et son échine répondait de sa trahison. Le Japon envoya un ultimatum en même temps que quelques bateaux. À qui l’adressa-t-il ? Lui-même n’en sait trop rien. Au gouvernement ? Où l’aurait-il trouvé ? Les ministres chinois sont à l’hôpital plus souvent qu’au pouvoir. Quand, par hasard, le bonheur des temps vous met en présence d’un président de l’Exécutif, ledit président s’excuse de son impuissance. Toute responsabilité, d’après lui, devant être prise par un maréchal en congé illimité dans son village natal. Bref, l’ultimatum fut recueilli par le maire du plus grand Shanghai. Ce maire, M. Wu Te Chen, qui en même temps est général, choisit la voie de la sagesse. Que pouvait faire à l’éternelle Chine que les piquets de volontaires en faction devant les magasins fussent renvoyés à leur jeu de dominos ?
Les étudiants ne se rangèrent pas à son avis. Ils allèrent conspuer le pauvre maire. Cette manifestation sans doute les épuisa, ces derniers deux jours, en effet, personne ne peut dire les avoir revus dans la rue. Le maire du plus grand Shanghai s’en tint à son point de vue. Le 28 janvier, à sept heures, il donnait satisfaction aux Japonais.
La journée n’avait pas été sans émoi. Du drame était dans l’air, les concessions s’assuraient déjà contre les événements. Les Français dans la leur, les autres et les Américains dans l’internationale barraient leurs voies avec des chevaux de frise, entouraient leur territoire de barbelés, appelaient leurs volontaires. À quatre heures, les Blancs faisaient placarder un avis déclarant 1'« état d’alerte ». La nuit apportait avec elle l’odeur d’une veillée d’armes. Mais sept heures sonnèrent et l’acceptation du maire de Shanghai arriva, par bonheur, juste pour le cocktail.
Les journalistes qui, à onze heures trente-cinq de cette même nuit, promenaient leur insomnie professionnelle dans la partie de la concession internationale attribuée aux Japonais, se souviendront longtemps du spectacle qui, soudain, s’offrit à leurs yeux.
Le ciel était sans clarté, tous les magasins abandonnés. Chapeï – c’est le nom du quartier – était désert, ses rues, ses ruelles, ses impasses, ses culs-de-sac, ses houtongs, comme l’on dit, n’étaient guère éclairés que par quelques lanternes oubliées.
Un bruit régulier frappant sec sur le sol s’élevait dans la direction des rives du Whangpoo. Je regardais. Une masse marchant à une cadence automatique venait dans le fond sur Chapeï ; je m’arrêtai. Composée d’hommes petits, aplatis par un casque, bruns, vêtus de bleu noir, la masse, d’un seul bloc, s’avançait baïonnette au fusil. D’autres petits hommes encore, plus secs, plus mécaniques, la flanquaient de vingt pas en vingt pas, revolver au poing. Le silence que seuls ils troublaient en frémissait. Les soldats japonais débarquaient. Trente minutes avant, l’amiral de Tokyo avait fait porter au maire du plus grand Shanghai une lettre en trois lignes verticales : trente caractères au plus.
« Très honorable Monsieur, disait la lettre, la situation à l’extérieur des concessions est devenue grave. Les municipalités qui commandent les forces étrangères ont décrété l’état de siège. Comme nous avons beaucoup de ressortissants dans Chapeï, nous envoyons nos troupes. Je vous prie de faire le nécessaire pour que vos soldats soient retirés de cet endroit. »
C’était tout.
Les Japonais avaient traversé la Mandchourie ; ils avaient débarqué à Tien-Tsin comme on cueille une fleur, en passant, sans s’arrêter. Ils allaient du même pas, croyant cueillir de même Chapeï et la gare de Nankin. Mais, en Chine, tout arrive ; il arrive même que, malgré M. le maire, des soldats chinois décident de se battre.
Un feu imprévu arrêta la masse en marche. Des troupes de Canton s’opposaient à l’avance du Soleil levant. Le spectacle fut renversé. Les Japonais se planquèrent le long des maisons et, sur un commandement rauque, dont le son non plus ne s’oublie pas, ils partirent au pas de course, courbés, le fusil en avant, si bien que dans la pénombre on les aurait crus à cheval sur leur baïonnette.
Le feu des Cantonnais les arrêta deux heures. Puis les Cantonnais se retirèrent. Alors commença l’autre chose. Toute armée chinoise est toujours accompagnée d’irréguliers, les plain clothes man, comme on les appelle dans le pays, autrement dit des francs-tireurs, pour parler comme dans le nôtre, les francs-tireurs étaient dans les maisons de Chapeï.
Les Japonais, sur le trottoir, virent la guerre sortir des fenêtres. Leur plan était déjoué. Cloués sur place, ils ne pouvaient plus marcher sur la gare. La fusillade de rues commença. Toute la nuit, toute la journée, mitrailleuses et fusils arrosèrent Chapeï de haut en bas et de bas en haut. Imaginez par exemple le quartier de Paris entre la Bastille et l’Hôtel de Ville, et les Japonais débarqués le long de la Seine avec la gare du Nord pour objectif. Ici la gare de Nankin s’appelle aussi la gare du Nord. Eh bien ! les Japonais ne pourraient l’atteindre. Ils resteraient accrochés rue de Rivoli si vous voulez.
Depuis deux jours, bien entendu, le cortège qui accompagne les grands malheurs passe en courant dans le reste de Shanghai. Rickshaws, brouettes à une roue, véhicules antédiluviens dont je suis loin de savoir les noms, tout cela bourré de matelas de cauchemar, au-dessus desquels glapissent les innombrables enfants chinois, s’engouffre en désordre dans les concessions étrangères.
Les moins pauvres se jettent à l’assaut de tous les bateaux du Whangpoo ; les plus riches sont dans les hôtels européens. Si l’invasion continue demain, je ne pourrai plus sortir de ma chambre.
Dans Chapeï, tous n’ont pu fuir encore. Affolées au milieu des crépitements des mitrailleuses, les femmes cherchent une sortie par groupes de trois ou quatre sous la protection instinctive d’une couverture de coton.
Nous sommes maintenant le 30 janvier. Il est huit heures. Une nouvelle bouleverse la ville. Un armistice serait donné. La nouvelle est vraie. Est-ce fini ? Non. L’armistice n’arrête que l’avance des Japonais. La guerre est toujours dans les rues ; elle dure toute la nuit et nous voici aujourd’hui samedi.
La situation se tend d’heure en heure. Le consul général du Japon a perdu complètement le contrôle de l’emploi des troupes nipponnes et surtout des volontaires.
Quelques-uns de ces derniers ont débordé sur le secteur international. À deux heures, le major Powers, commandant les forces américaines, envoie ce message à toutes les troupes au-delà de Ston Bridge :
« Vous êtes prévenus par la présente communication que, si vous pénétrez dans notre secteur, nous ouvrirons le feu sur vous, que vous ayez ou non tiré, et cela sans égard à votre nationalité chinoise ou japonaise. De plus, vous ne serez pas autorisés à battre en retraite par ce pont, que vous soyez armés ou désarmés. »
Anglais, Américains, Chinois creusent des tranchées autour de Shanghai. Les Français sont bien équipés, leur concession est protégée par une crique.
À dix-huit heures, cinq nouveaux destroyers japonais paraissent. À dix-neuf heures, sept cents soldats anglais débarquent. La division chinoise de Nankin est à pied d’œuvre.
Il est minuit : quatre des buildings flambent. Voilà où nous en sommes.
Le Journal, 31 janvier 1932